La sortie du rapport Folz [1] en septembre dernier était très attendue dans le milieu des affaires car l’objectif du rapport visait à clarifier les méthodes de calcul des sanctions relatives aux décisions de concurrence [2] . Cette étude, commandée par le ministère de l’économie, faisait suite au désaveu infligé à l’Autorité de la concurrence par la cour d’appel de Paris sur l’affaire du cartel de l’acier en janvier 2010 [3] . Le juge d’appel avait pour ce cas divisé par huit l’amende de 575 millions d’euros initialement imposée par l’Autorité.
Le hasard du calendrier a par ailleurs voulu que quelques jours après la sortie du rapport Folz, l’Autorité de la concurrence rende publique sa décision de sanctionner onze banques françaises pour une entente sur le traitement des chèques [4]. Les griefs concernaient notamment le versement de commissions interbancaires pour le traitement des chèques entre 2002 et 2007. L’amende prononcée de 385 millions d’euros – troisième sanction pécuniaire jamais prononcée par l’Autorité – fait déjà objet d’un appel des banques BNP Paribas, Banque populaire-Caisse d’épargne et du Crédit agricole [5].
C’était l’occasion, face à une telle actualité, de faire le point sur les différents déterminants du niveau des sanctions pécuniaires. Nous allons présenter les conclusions du rapport Folz avant de montrer que l’analyse économique de la concurrence apporte des éléments sans pour autant répondre intégralement à cette épineuse question.
Dans leur rapport, les experts mandatés par le ministère de l’économie regrettent avant tout un « manque de transparence et un déficit de débat contradictoire dans la fixation de la sanction » (p. 32). Après avoir rappelé quelques éléments d’analyse économique et s’être livrée à des comparaisons internationales, l’équipe de Jean-Martin Folz fournit une série de recommandations afin d’améliorer la pratique actuelle de l’Autorité de la concurrence. Tout d’abord, le plafond en vigueur de l’amende (10 % du chiffre d’affaires hors-taxes mondial du groupe) devrait constituer une limite à ne jamais dépasser et non un point de départ du calcul de l’amende. Il est ensuite proposé de ramener ce pourcentage non plus au chiffre d’affaires global du groupe mais au chiffre d’affaires concerné par la pratique en cause, ce qui reviendrait à diminuer l’assiette de l’amende. À l’inverse, un pourcentage plus élevé, de 5 à 15 %, pourrait être alors envisagé. L’amende serait ensuite pondérée en fonction de circonstances aggravantes ou atténuantes, principalement la situation financière de l’entreprise, l’effet d’entraînement ou d’exemplarité au sein du cartel, s’il y a lieu, et enfin la réitération des pratiques. Ces propositions ont le mérite d’introduire certainement une plus grande proportionnalité mais surtout d’inciter l’Autorité de la concurrence à communiquer plus largement sur sa façon de procéder.
Depuis les travaux de Gary Becker dans les années soixante-dix [6] , l’analyse économique a traité de l’optimalité d’une sanction pécuniaire.
L’entreprise, supposée rationnelle, doit arbitrer entre les gains espérés issus de la pratique unilatérale concernée et le montant de la sanction encourue. Deux leviers d’action à la disponibilité des autorités sont ainsi le montant de la sanction et la probabilité de détection de la pratique. Il apparaît souvent que le niveau élevé du premier vienne compenser le manque de moyens pour améliorer la dernière. Le mécanisme incitatif repose alors sur la fixation d’un niveau suffisamment élevé de sanction pour qu’elle en devienne dissuasive [7] .
Quant à son niveau optimal, toute la difficulté réside dans l’évaluation des dommages causés à l’économie, la règle d’optimalité étant que l’amende doit être égale aux dommages nets (coûts de procédure inclus) divisés par la probabilité de détection [8]. Les dommages nets renvoient à l’impact du tort subi par les consommateurs et le transfert de rentes qui a lieu au détriment des concurrents. Certaines modélisations économiques permettent d’évaluer quantitativement les dommages ; la difficulté est de trouver le bon contrefactuel, c’est-à-dire la situation qui aurait prévalu si la pratique anticoncurrentielle n’avait pas été commise [9].
Quoi qu’il en soit, il n’est pas non plus souhaitable que l’amende soit excessivement élevée. En effet, des amendes trop élevées se révèlent inefficaces pour la collectivité. Si toutes les sanctions deviennent anormalement sévères, ce qui tend à réduire les différences entre elles, les agents auront tendance à commettre les pratiques les plus dommageables. Une autre faiblesse d’imposer de fortes amendes est liée à la potentialité de faux positifs (sanctionner un comportement sain). Lorsque les autorités commettent ce type d’erreur de jugement combinée à de fortes amendes, elles peuvent dissuader un environnement concurrentiel collectivement bénéfique et nuire à l’investissement [10].
Ce débat sur la « justesse » des amendes, dont on ne peut que se féliciter qu’il ait lieu, part d’un constant évident : les autorités de la concurrence ne peuvent pas se permettre, en vertu de la sécurité juridique des firmes, de prononcer des montants de sanctions à effets dissuasifs pour être ensuite fortement rabaissés en appel. La crédibilité de toute la politique de concurrence est en jeu. Afficher trop précisément les méthodes de calcul des amendes pourrait en revanche inciter les entreprises à les intégrer dans leur stratégie en provisionnant les montants encourus et s’engager malgré tout dans un comportement anticoncurrentiel. Il nous paraît que seul un débat contradictoire entre autorité et parties et une formation accrue aux résultats de la littérature économique les plus récents restent les meilleurs garde-fous à des revirements tels que nous avons pu vivre sur l’affaire de l’acier.
Patrice Bougette
Maître de conférences en sciences économiques
ADMEO / Université de Nice-Sophia Antipolis – GREDEG – CNRS